Une mystérieuse, troublante et mémorable énigme
Troisième partie : le 23 avril 2011
par J. J. (Joe) Healy, Surintendant de la GRC (retraité)
dont les noms seront bientôt révélés
1er janvier 1931 - 22 février 2011
Jack connaît maintenant le secret d’une grande énigme canadienne
Dans la première partie, j’ai indiqué que j’avais reçu un colis très spécial par courrier. Il venait de loin et est relié à un fait mémorable survenu au cours de ma carrière à la GRC.
Dans la deuxième partie, j’ai parlé des héros qui ont joué un important rôle dans ma jeunesse. Mes héros m’ont amené, d’une façon ou d’une autre, à poursuivre une longue et valorisante carrière à la GRC.
Nous sommes maintenant sur le point d’aborder la troisième partie.
Un meurtre peu ordinaire
Les éducateurs, les parents et les gens en général déplorent que l’on n’enseigne pas suffisamment aux jeunes d’aujourd’hui l’importance de l’histoire du Canada. Ainsi, un seul cours d’histoire est obligatoire dans les écoles secondaires de l’Ontario. Il me semble qu’on fait fausse route, que l’histoire est devenue une matière démodée, reléguée aux archives. Certains vont même aller jusqu’à prétendre qu’il n’y a pas suffisamment de temps pour l’histoire. J’espère sincèrement qu’il y aura un jour une nouvelle ferveur pour cette discipline. Le problème provient peut-être du cerveau humain et sa de capacité de mémoire. Le cerveau est merveilleux, mais il a ses limites. Je propose que nous examinions d’autres espèces pour découvrir un nouveau modèle d’apprentissage.
Il nous suffit de regarder les éléphants comme de précieuses sources d’inspiration. Ces animaux sont reconnus pour leur mémoire exceptionnelle. C’est d’ailleurs ce que confirme la science. Apparemment, leur remarquable mémoire provient des nombreux plis de leur matière grise. Donc, plus de plis, plus d’espace, plus de capacité, plus de mémoire. Cette caractéristique bien connue semble insolite si l’on tient compte du fait que l’être humain se trouve tout au haut de l’échelle des mammifères.
Pourtant, la capacité de mémoire des humains est remarquable et bien supérieure à celle des éléphants si elle est utilisée correctement. Cette capacité est apparente même dès les premières années de la vie. Ainsi, de très jeunes enfants peuvent apprendre plus de langues, et cela plus facilement, que les adultes. J’ai un jeune ami d’environ cinq ans qui parle arabe à son père et espagnol à sa mère. Il baragouine l’anglais à ses amis et va à l’école française. Je le trouve fascinant. La capacité de son cerveau est remarquable, mais pas inhabituelle. Certains enfants apprennent à parler, à épeler et sont capables de prouesses intellectuelles dès le plus jeune âge. Les rouages de leur petit cerveau semblent sans limites. Leur mémoire est impressionnante. Parlez-en aux grands-parents! Observez les éléphants.
Malheureusement, nous, Canadiens, sommes trop facilement portés à oublier nos héros. Qu’évoquent les noms suivants pour nos jeunes : Emily Murphy, Georges Cartier, Louis Papineau, D'Arcy McGee, Simon Fraser, Sir Frederick Banting, Sir Sandford Fleming, George Brown, Pauline Johnson, Sir Arthur Currie, le frère André, Marc Garneau, Julie Payette et Rick Hansen – pour n’en nommer que quelques-uns? Ce sont pourtant là des Canadiens qui ont laissé leur marque. Chacun a fortement contribué au développement du Canada et de sa culture. En tant que peuple, je sais que nous sommes fiers d’eux. Mais beaucoup ne connaissent pas les faits remarquables qui se cachent derrière le nom. Oublier nos héros et leur histoire n’est rien de moins qu’une tragédie.
Prenons, par exemple, le cas d’une institution célèbre et connue dans le monde entier : la GRC. Beaucoup a été écrit au sujet de la GRC, de son histoire et de ses exploits. Mais on connaît beaucoup moins les hommes qui ont participé à ces exploits. Généralement parlant, beaucoup de Canadiens sont au courant du rôle qu’a joué la Police à cheval du Nord-Ouest et de la Marche vers l’Ouest, mais peu seraient en mesure de nommer les policiers qui ont participé à cet important événement, Cherry, Bray, Crozier et Jarvis. Il est déplorable que les Canadiens n’accordent pas plus d’attention aux personnages mentionnés dans nos livres d’histoire. Sauf peut-être pour ce qui d’hommes plus grands que nature comme Sam Steele et Henry Larsen, la plupart des Canadiens auraient de la difficulté à nommer des membres de la GRC qui ont joué un rôle capital dans certains des épisodes les plus mémorables de l’histoire de notre pays.
En tant que jeune agent au cours des années 60, j’ai été exposé aux récits d’instructeurs comme le sgt Tom Forster de la Division Dépôt. Je me souviens aussi d’histoires racontées par des haut placés de divers détachements où j’ai travaillé. L’un de ces conteurs était le sgt Eric White. Il était mon sous-officier au détachement de Maple Ridge à l’extérieur de Vancouver (C. B.). Le sgt Eric White et le surintendant Jack White (sans lien de parenté), qui est décédé récemment, ont éclairci une affaire de meurtre brutal qui a eu lieu à Coquitlam (C.-B.) J’ai écouté avec grand intérêt tous ces récits du passé et j’ai appris à connaître les difficultés et tribulations, les victoires et tragédies vécues, à diverses époques, par des membres de la GRC. Et comme il arrive souvent, j’en ai plus appris sur les événements que sur les gens qui y avaient été directement mêlés.
Ainsi, j’étais bien au courant de la rébellion du Nord-Ouest, de l’affaire de Duck Lake, de l’époque du Klondike, de la construction du chemin de fer du CP et de la grève de Winnipeg – les causes, les résultats, les statistiques – mais je ne pouvais nommer aucun des membres qui y avaient été mêlés ou qui y avaient laissé leur vie. Je savais aussi que la GRC avait participé à des conflits armés, comme la guerre des Boers en Afrique du Sud, les deux guerres mondiales et la guerre de Sibérie. Je savais que la GRC avait, en temps de guerre, prêté main-forte à la Marine et à l’Aviation canadiennes. Mais comme d’autres, je ne parvenais pas à me représenter un seul membre en tunique rouge qui avait participé à ces activités. Beaucoup de membres de la GRC sont enterrés dans des cimetières d’outremer : en Belgique, en Angleterre, en France, en Irlande, en Italie et en Afrique du Sud.
Toutefois, en 1971, une situation particulière à laquelle avait participé la GRC des décennies auparavant a pris une signification spéciale, qui a profondément changé ma façon de voir l’histoire du Canada et le rôle qu’a joué la GRC dans le développement de notre nation. Les actions des hommes mêlés à cette affaire se sont gravées dans ma mémoire et y ont laissé des impressions inoubliables. J’étais mêlé à un incident qui paraissait sans grande importance. À ce moment-là, je ne pouvais prévoir comment cet incident me ramènerait à une affaire de meurtre notoire qui s’était produit des décennies plus tôt.
Un membre de la GRC en était la victime. Ces souvenirs resteront à tout jamais gravés dans ma mémoire. Et ce meurtre est directement relié à l’histoire mystérieuse que je vais vous conter.
Après plusieurs années sur la côte ouest, j’ai été transféré à l’Île-du-Prince-Édouard. Le 24 mai 1971 se trouvait être un jour de longue fin de semaine. J’étais affecté à la patrouille routière de Charlottetown et, comme on s’y attendait, la circulation était dense. Je me trouvais à Queen’s County – à quelques miles en dehors de Charlottetown. Sans le moindre avertissement, une forte tempête de neige s’est soudainement abattue sur l’île. Je travaillais seul et je me suis subitement retrouvé sur la scène de plusieurs accidents sur la Transcanadienne. La tempête allait en s’amplifiant. À midi, la visibilité routière était nulle. J’ai donc dû demander aux autres automobilistes de s’arrêter et de se ranger sur le côté de la route en attendant que le mauvais temps passe. Étant donné le danger menaçant, les superviseurs de la GRC ordonnèrent à toutes les autos-patrouilles de quitter la grand-route et, grâce à mes feux d’urgence, j’ai lentement regagné la Division « L » à Charlottetown.
Par cet après-midi de blizzard, je me trouvais seul au bureau de la patrouille routière. Plus tôt dans la journée, j’avais entendu la voix du surintendant Pantry au récepteur-radio de la police. J’ai alors compris qu’il était lui aussi en train de patrouiller quelque part. Comme la tempête rageait, je me suis mis à m’inquiéter, mais je savais qu’il n’était pas en danger. Je ne savais pas où il se trouvait et il ne m’appartenait pas de le lui demander. Je ne pouvais deviner que quelques minutes plus tard, nous nous retrouverions, le surintendant Pantry et moi.
Vers 14 h cet après-midi-là, le surintendant Pantry entra en trombe dans mon bureau. Il était dans un état d’agitation inhabituel et tenait ses mains crispées sur une enveloppe. Il était très exalté et était impatient de me montrer ce qu’il tenait si solidement. Dans l’enveloppe se trouvait le dossier original d’un cas célèbre de la GRC qui remontait à plusieurs décennies. Son attitude m’a d’abord interloqué, puis la curiosité a pris le dessus. Il y a des années, quelqu’un à la GRC avait compris l’importance historique de ce dossier. Quelqu’un l’avait mis de côté pour éviter qu’il ne soit détruit. Quelqu’un souhaitait le préserver pour l’histoire.
Maintenant, en compagnie du surintendant Pantry, l’occasion m’était offerte le consulter tous les rapports établis par la GRC il y avait des décennies. Ces rapports portaient la signature des tous les membres qui avaient été mêlés à l’affaire. Le surintendant Pantry m’informa que le dossier lui avait été remis par un ami dont il ne voulut pas, à ce moment-là, me révéler le nom. Nous avons ensemble délicatement feuilleté le dossier qui comptait une centaine de pages et des photos originales du suspect.
Le dossier était trop volumineux pour être lu en un seul après-midi. La tempête était pratiquement terminée et je devais reprendre mes fonctions sur la route. Comme j’étais impatient d’examiner le dossier page par page, le surintendant Pantry m’a autorisé à le garder jusqu’au lendemain en me faisant promettre de le lui rendre tôt le lendemain matin. Il se proposait, a-t-il dit, de transmettre ce remarquable dossier aux Archives du Canada à Ottawa. Dès que je fus seul, je me suis mis à photocopier le dossier. Le document était précieux et avait une valeur historique. Tôt le lendemain, je remettais le dossier original au surintendant Pantry à son bureau. Il me demanda si j’avais eu suffisamment de temps pour le lire et ajouta : « Ne vous en faites pas, agent Healy, je suis sûr que vous aurez bien le temps d’en terminer la lecture plus tard ». Nous avons ri. Le surintendant Pantry me connaissait trop bien et il possédait sagesse et expérience.
En effet, j’ai réexaminé le dossier. Je l’ai lu maintes et maintes fois, et chaque fois je le trouvais plus captivant. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à apprécier les personnalités liées à une histoire non seulement célèbre au sein de la GRC, mais aussi connue dans le monde entier.
J’en suis venu à considérer comme des amis certains héros de la Force. Ces héros sont, par ordre alphabétique :
Le surintendant A. E. Acland – commandant de la Division ‘G’ à Edmonton (Alb.)
Le gendarme spécial J. Bernard – affecté au détachement Arctic Red River
L’inspecteur A. N. Eames – officier commandant, sous-division de l’Arctique de l’Ouest
Le gendarme A. W. (« Buns ») King – affecté au détachement Arctic Red River, sous l’autorité du gendarme Millen
Sir J. H. MacBrien, K.C.B., C.M.G., D.S.O – 8e commissaire de la GRC de 1931 à 1938
Le gendarme E. (« Spike ») Millen – agent responsable du détachement Arctic Red River (T.N.-O.)
Le gendarme R. G. McDowell -- affecté au détachement Arctic Red River, sous l’autorité du gendarme Millen
Le caporal R. S. Wild – adjoint administratif de l’inspecteur A. E. Eames à Aklavik (T.N.-O.)
Le gendarme spécial L. Sittichiulis – affecté à Aklavik et détaché auprès du gendarme Millen
De quel dossier est-il question? Beaucoup auront déjà deviné qu’il s’agit de rien d’autre que de la célèbre affaire du trappeur fou. Comment pourrait-il en être autrement?
Au fil des ans, j’ai lu et relu le dossier et analysé les faits et gestes de tous ceux qui ont été impliqués dans la poursuite du trappeur fou. L’affaire avait excité les imaginations partout dans le monde et avait même provoqué une forte hausse des ventes d’appareils radio, les gens voulant se tenir au courant des progrès de la GRC dans la poursuite du tueur. L’histoire pourrait même devenir l’objet d’étude pour des générations à venir.
Faute d’espace, la liste que je viens de donner n’est pas exhaustive. D’autres membres de la GRC sont mentionnés dans le dossier, mais n’ont pas été mêlés d’aussi près à la poursuite en tant que telle. Beaucoup d’autres personnes ont honorablement et bravement contribué au dénouement de l’affaire du trappeur fou. Ainsi, Wop May, aviateur légendaire de la Première Guerre et pilote de brousse qui a fait preuve d’un incroyable sang-froid dans des conditions météorologiques périlleuses.
C’était la première fois qu’un avion servait à la poursuite d’un suspect et cela a été un jalon important dans l’histoire de la GRC. C’est à la suite de l’aide inestimable de Wop May et de son appareil qu’a été créée la Division « Air » de la GRC en 1937.
Il importe aussi de mentionner la contribution du Royal Signals Corps dans le Nord qui a dépêché des volontaires sur les lieux et qui s’est chargé des communications radio. Il y a eu des blessés et les experts en médecine ont sauvé des vies. Ont aussi participé à la chasse à l’homme, d’anciens membres de la GRC, des guides de la GRC, des bénévoles civils et des Autochtones. Il y avait également des membres du clergé, des témoins, des jurés, des fossoyeurs et des menuisiers. L’affaire du trappeur fou les a tous marqués d’une façon ou d’une autre pour toujours. Chaque personne qui a aidé la GRC est restée fidèle à la GRC jusqu’à la fin de la poursuite. Et par ce récit je tiens à rendre hommage à toutes ces personnes.
À vrai dire, on pourrait affirmer, aujourd’hui encore, que le dossier n’est pas clos. Le tueur n’a jamais été identifié avec certitude et cela a donné lieu à bien des hypothèses. Son identité, ses motifs, ses antécédents, ses stratégies de fuite, son apparente haine de la police, son argent, sa connaissance du maniement des armes, sa grande force, son habilité à escalader les rochers et sa détermination font toujours l’objet de recherches et de spéculations.
Plusieurs ouvrages intéressants ont été écrits sur l’affaire par des auteurs canadiens.
Je ne me lasse pas d’en apprendre davantage sur les agents de la GRC qui ont participé à l’affaire et sur leurs conditions de travail. En 1931, la GRC ne disposait pas de moyens de communication efficaces. L’affaire devint la plus grande chasse à l’homme jamais menée au Canada, et la poursuite s’est étendue sur un territoire inhabituellement grand et s’est faite dans des conditions météo des plus difficiles. Selon certains ouvrages, il faisait entre -40C à -50C alors que soufflait un vent violent et glacial. On ne peut qu’imaginer l’énergie que ces hommes devaient déployer, emmitouflés dans d’épais vêtements encombrants, pour faire glisser un traîneau à chiens sur des surfaces neigeuses et glacées traîtresses.
Un court arrêt, et la sueur se transforme en glace. Semaine après semaine, ils ont dû braver les périls de l’Arctique. La mort guettait. Ils dépendaient tous les uns des autres. La persévérance, la bravoure et la capacité de survie ont, sans aucun doute, stimuler leurs efforts. La nourriture était rare tant pour les hommes que pour leurs chiens. Il fallait prendre grand soin de ces chiens. Il leur fallait une nourriture abondante qui devait être transportée. Ils faisaient le transport des blessés et traînaient les provisions sur de longues distances pendant la chasse à l’homme.
Le risque d’embuscades était grand et était un souci constant pour les hommes. Le temps était orageux et les vents impitoyables.
J’ai beaucoup réfléchi à ces régions sauvages froides, sombres et isolées qu’ont parcourues les hommes durant la poursuite. Cela m’a rappelé, d’une certaine façon, un violent orage des Maritimes que j’ai déjà eu à affronter. Dans mon cas, l’orage s’était rapidement dissipé, mais on ne peut en dire autant des orages de l’Arctique. Quiconque a vécu dans le Grand Nord en aurait long à raconter sur les dangers de la vie dans ces régions et du froid intense qui y règne. La poursuite du trappeur fou par la GRC s’est transformée en légende qui a captivé des gens du monde entier. Dans les années qui ont suivi, des centaines de livres, d’articles, de documents de recherche, de films et d’entrevues ont été produits. Pour ceux qui n’auraient jamais entendu parler de cette affaire, je me dois d’en donner ici les grandes lignes.
Qui était le trappeur fou et pourquoi et comment a-t-il été poursuivi?
L’histoire du trappeur fou
(Ces notes ont été tirées de ma copie du dossier de la GRC, no de dossier 37 8, sous-division de l’Arctique [1931 et 1932]) Nota: Pour la compilation de cette histoire, je me suis servi d’une copie du véritable dossier de police. Normalement, un rapport de police est délibérément terne. Les questions auxquelles les enquêteurs doivent trouver réponse sont les suivantes : qui, quoi, où et combien? Ce sont là des éléments importants pour les tribunaux. Les adjectifs, les descriptions détaillées, les conditions météo, l’endroit où se trouvait la lune dans le firmament, la couleur des chiens et de leur attelage ne font pas partie d’un rapport de police – ces détails intéressent les journalistes, les chercheurs, les auteurs, les étudiants, etc. Pour en savoir davantage sur l’histoire du trappeur fou, j’encourage le lecteur à consulter les ouvrages que j’énumère dans la bibliographie. Si une erreur est décelée dans le texte qui suit, je prie le lecteur de m’en informer, je lui ferai parvenir une copie de la page du dossier d’où est tirée l’information contestée. Pour faciliter la lecture, j’insère ou répète des noms en utilisant des crochets [ ].
En 1931, il y avait peu d’agents de la GRC dans l’Arctique de l’Ouest. Il s’y trouvait en tout environ onze membres de rangs divers sous l’autorité d’un officier, un inspecteur.
L’affaire commença le 12 juillet 1931, quand le caporal Richard S. Wild (#7536) à Aklavik (T.N.-O.), adjoint administratif, envoya, au nom du commandant, l’inspecteur A.E. Eames (#5700), une note de service au gendarme E. (‘Spike’) Millen (#9669) responsable du détachement Arctic Red River, « …on a signalé qu’un homme à l’aspect étrange nommé Johnson est arrivé près de Fort MacPherson dans la soirée du jeudi 9 juillet 1931 ». La note mentionnait que Johnson était arrivé à bord d’un radeau et qu’il avait très peu d’effets personnels, mais beaucoup d’argent, qu’il avait acheté des provisions à MacPherson et s’était informé de la route à prendre pour se rendre au Yukon. On demandait à Millen d’obtenir des renseignements au sujet de Johnson s’il se trouvait dans la région de Fort MacPherson.
Dans sa réponse du 11 septembre 1931, le gendarme Millen informait l’inspecteur Eames de ce qui suit :
• il [Millen] avait rencontré, le 21 juillet 1931 à Fort MacPherson, un homme qui a dit être Albert Johnson,
• Albert Johnson a dit à Millen qu’il avait travaillé l’été et l’hiver précédents dans les Prairies et qu’il était arrivé à Fort MacPherson en passant par le fleuve MacKenzie,
• Millen a informé Albert Johnson que s’il se proposait de rester dans la région de Fort MacPherson, il lui faudrait un permis de chasse qu’il pouvait obtenir du détachement d’Arctic Red River ou à Aklivak. Johnson lui a répondu qu’il n’avait encore rien décidé au sujet de ce qu’il allait faire,
• Albert Johnson a dit à Millen qu’il préférait vivre seul dans la brousse plutôt que de vivre à Fort MacPherson, et qu’il ne voulait pas être embêté par les autres. Millen a constaté que Johnson donnait des réponses évasives. Johnson a ajouté que s’il ne restait pas dans la région, la GRC n’avait pas à tout connaître à son sujet. Millen n’a pas posé d’autres questions à Johnson,
• Plus tard dans la journée, Millen a interrogé M. Douglas, négociant à Fort MacPherson, et a appris que Johnson était en train de s’approvisionner en vue d’un portage et qu’il avait acheté un canot et d’autres marchandises à la Compagnie de la Baie d’Hudson,
• MM. Douglas et Middleton, qui travaillaient tous les deux à la Compagnie de la Baie d’Hudson, ont révélé à Millen que Johnson « …vient acheter ce qu’il veut, paie et n’embête personne ».
• Dans son rapport, Millen a, pour résumer, indiqué que Johnson n’avait pas de plans précis et qu’il [Millen] l’interrogera de nouveau lorsque Johnson sera à Fort MacPherson afin de savoir où il a l’intention de s’installer.
Le rapport de Millen a été acheminé à l’inspecteur Eames. Le 11 août 1931, celui-ci avait personnellement envoyé une longue note de service au gendarme Millen dans laquelle il disait être étonné qu’il [Millen] ait accepté les raisons données par Johnson au sujet de l’imprécision de ses plans de voyage. L’inspecteur Eames avait ajouté qu’il était important que la GRC sache où se trouvaient les hommes qui viennent dans le Grand Nord au cas où il y aurait un accident ou pour faciliter les recherches si une personne était déclarée égarée. Il avait demandé au gendarme Millen de se tenir au courant des déplacements de Johnson.
De plus, l’inspecteur Eames avait ajouté que, dans des circonstances louches ou au besoin, la GRC était autorisée à inspecter les effets d’un individu en vertu du règlement sur la chasse. Il avait conseillé au gendarme Millen d’encourager Johnson à tenir la GRC au courant de ses déplacements comme cela était devenu pratique courante « depuis la mort de Nicol et Beaman sur la rivière Gravel ».
Il avait terminé en précisant que si Johnson avait l’intention de se rendre au Yukon, « il devrait vous [Millen] envoyer un mot pour vous informer qu’il y était arrivé sain et sauf de façon à ce que la GRC n’ait pas à effectuer inutilement de longues recherches.'
La note de service suivante, datée du 2 janvier 1932, provenait du gendarme R. G. McDowell (#10269) qui indiquait que, sur les instructions de l’inspecteur Eames, il avait quitté Aklavik à 7 h 30 le matin du 30 décembre 1931 en compagnie du gendarme A.W. King (#10211) et des gendarmes spéciaux L. Sittichiulis et J. Bernard. La patrouille devait se rendre à la cabane d’Albert Johnson située le long de la rivière Rat près de Destruction City, nommée ainsi depuis que de nombreux hommes y avaient péri en chemin pour le Yukon lors de la ruée vers l’or de 1898.
Dans son rapport, le gendarme McDowell indiquait que la patrouille (formée de quatre agents de la GRC : McDowell, King, Sittichiulis et Bernard) avait atteint le camp d’Albert Johnson à 10 h 30 le lendemain, c’est-à-dire le 31 décembre 1931. Il s’était approché de la cabane de Johnson au moment même où King, frappant à la porte, demandait d’une voix forte « …êtes-vous là M. Johnson? » Immédiatement, un coup de feu partit de l’intérieur, le projectile passant au travers de la porte et atteignant le gendarme King qui tomba par terre, puis se releva et se dirigea, chancelant, vers les buissons.
Le gendarme McDowell prit sa propre carabine et commença à tirer en direction de la cabane pour détourner l’attention du ou des occupants. Il a failli être touché à deux reprises alors qu’il courait au secours du gendarme King. Lorsqu’il retrouva King, le gendarme spécial Sittichiulis était déjà à ses côtés. McDowell, estimant que l’état du gendarme King était grave, prit la décision de cesser immédiatement l’attaque, d’attacher le gendarme King sur un traîneau à chiens et de se diriger à toute vitesse à Aklavik. Après avoir voyagé toute la nuit, la patrouille arriva à Aklavik vingt-quatre heures plus tard, le 1er janvier 1932. Le gendarme King a été admis au All Saints Mission Hospital où il a été confié aux soins du chirurgien Dr Urquhart.
Informé de l’état de santé du gendarme King et de ce qui s’était passé à la cabane de Johnson, l’inspecteur Eames envoya un télex, daté du 1er janvier 1932, au surintendant A. E. Acland – officier commandant de la Division « G » à Edmonton. Dans son télex, Eames décrivait l’état du gendarme King qui était grièvement blessé. Il ajoutait que la GRC avait reçu une plainte selon laquelle Johnson chassait sans avoir de permis et qu’il nuisait aux pièges dressés par les Indiens. Il terminait en disant que McDowell avait ramené King à Akalvik, franchissant quatre-vingts miles en vingt heures, que le chirurgien [Urquhart] avait constaté que la balle était entrée deux pouces sous le mamelon gauche et était ressortie au même endroit du côté droit, et qu’il [Eames] s’apprêtait à aller arrêter Johnson, une fois les chiens reposés, probablement dimanche matin.
En quelques heures, une entrevue de routine d’Albert Johnson s’était transformée en affaire criminelle, une tentative de meurtre d’un agent de police. Le crime était grave et Albert Johnson était un homme recherché.
Le 12 janvier 1932, l’inspecteur Eames faisait parvenir un autre télex au surintendant Acland. Dans son message détaillé, il révéla qu’il avait mené une autre patrouille à la cabane de Johnson et que son groupe était formé des gendarmes Millen et McDowell, des interprètes [gendarmes spéciaux] Bernard et Sittichiulis, de trois civils et d’un guide indien.
L’inspecteur Eames y précisait qu’à cause d’indications incomplètes données au guide, son groupe était parvenu à la cabane de Johnson le 9 janvier 1932. Il ajoutait que lorsqu’ils ont approché de la cabane, les membres du groupe se sont mis à craindre une embuscade et que le secteur n’offrait guère de protection, sauf pour ce qui est des berges de la rivière [Rat]. Johnson reçut l’ordre de sortir de sa cabane, mais il refusa. La décision fut alors prise de se rendre à la course à la cabane, ce qui se révéla impossible à cause des tirs rapides de deux pistolets automatiques provenant de l’intérieur. On réussit toutefois à défoncer la porte à l’aide de la crosse des carabines, et un rapide coup d’oeil à l’intérieur permit de constater que le plancher de la cabane avait été creusé et se trouvait à cinq pieds sous le niveau du sol.
La fusillade se poursuivit entre Johnson et la patrouille policière durant une quinzaine d’heures, période pendant laquelle Johnson a eu le temps de réparer et de fermer la porte. À 3 h du matin, le groupe se servit d’explosifs à grande puissance qui permirent de faire sauter la porte et percèrent le toit. Le groupe tenta encore une fois de se précipiter vers la cabane, mais ne réussit pas. On s’attendait à ce que Johnson soit étourdi par les explosifs, mais ses tirs devinrent encore plus nourris. L’inspecteur Eames en a déduit que Johnson s’était vraisemblablement protégé des explosifs en agrandissant l’espace creusé sous sa cabane.
Le stock de nourriture pour les chiens était très bas et le ravitaillement de la patrouille s’épuisait. L’inspecteur Eames prit alors la décision de ramener le groupe à Aklavik. Lui et ses hommes sont arrivés à Aklavik à 4 h dans l’après-midi du 12 janvier 1932. Dans son télex, l’inspecteur Eames mentionnait que personne du groupe n’avait été blessé et qu’il retournerait à la cabane dès qu’il aurait réuni un plus grand groupe de volontaires. La prochaine fois, a-t-il écrit, un camp de base sera monté près de l’embouchure de la rivière Rat.
Le 16 janvier 1932, l’adjoint de l’inspecteur Eames, le caporal R. S. Wild, fit parvenir un télex au surintendant Acland à Edmonton l’informant que l’inspecteur Eames avait quitté Aklavik, tôt le matin même, pour se rendre à la rivière Rat.
Le 31 janvier 1932, l’inspecteur Eames annonçait par télex au surintendant Acland que le sergent d’état-major Riddell du Royal Canadian Signals avait été chargé de diriger une équipe de recherche dont faisait partie le gendarme Millen. L’équipe avait repéré Johnson et celui-ci avait fait feu sur le groupe, qui avait couru se mettre à l’abri. Le civil Gardlund avait tiré en direction de Johnson quand celui-ci est sorti de l’endroit où il s’était réfugié. M. Gardlund pensait avoir touché Johnson, et l’avoir peut-être blessé ou tué. La fusillade a été interrompue pendant deux heures et le groupe estimait que Johnson était hors d’état d’agir. Les hommes décidèrent de prudemment s’approcher, de différents côtés, de l’endroit où se trouvait Johnson. Le groupe comprenait le gendarme Millen, le sergent d’état-major Riddell et les civils Verville et Gardlund. Quand ils furent à vingt-cinq verges de lui, Johnson commença à tirer, atteignant Millen qui s’affaissa. Le reste du groupe se porta au secours de Millen qui mourut peu de temps après.
Les trois hommes qui restaient surveillèrent l’endroit où se trouvait Johnson pour s’assurer qu’il ne s’échappe pas.
Dès qu’il apprit la mort du gendarme Millen, l’inspecteur Eames a dépêché sur les lieux tous les volontaires qu’il a pu réunir. Il a aussi recommandé de faire venir un avion piloté de préférence par le capitaine May. Il était d’avis qu’un avion était nécessaire étant que l’équipe de recherche ne pouvait restée sur le terrain longtemps sans provisions. Il terminait son télex en informant le surintendant Acland qu’il se proposait de quitter Aklavik avec une nouvelle équipe de recherche le lundi 1er février 1932.
Le 3 février 1932, le surintendant Acland envoyait un télex à l’inspecteur Eames, l’informant que le commissaire Sir James Howden MacBrien avait approuvé sa demande de dépêcher un avion pour faciliter la poursuite de Johnson. Le commissaire MacBrien demandait de plus à l’inspecteur Eames de faire en sorte que le corps du gendarme Millen soit ramené du Grand Nord, une partie du trajet fait par avion et l’autre par train jusqu’à Edmonton. Le commissaire s’informait aussi de l’état de santé du gendarme King, et enfin, il demandait à l’inspecteur Eames de prélever les empreintes digitales de Johnson « …quand il aura été capturé mort ou vif et de les transmettre de la façon la plus rapide possible ». La véritable identité de Johnson était toujours très incertaine.
Le 11 février 1932, une note de service était envoyée à l’inspecteur Eames à la rivière Rat par son adjoint, le caporal Wild, qui était à Aklavik. Le caporal Wild l’informait que l’avion du capitaine « Wop » May avait décollé d’Aklavik avec, à son bord, des provisions pour les équipes de recherche, mais qu’il avait été forcé de rebrousser chemin à cause du mauvais temps. Le temps s’étant finalement dégagé, le capitaine May a effectué deux ou trois vols à la rivière Rat afin d’y apporter des provisions. Après voir déposé les provisions à la rivière Rat, le capitaine May avait l’intention de reprendre le chargement pour l’apporter au camp de base de l’inspecteur Eames. Wild terminait sa note de service en proposant à l’inspecteur Eames de renvoyer à Aklavik une partie de l’équipe de la GRC étant donné qu’une nouvelle équipe de la GRC s’apprêtait à prendre la relève.
Le 17 février 1932, dans un court message qu’il envoyait au surintendant Acland à Edmonton, le caporal Wild écrivait : « L’inspecteur Eames fait savoir que Johnson a été tué aujourd’hui par l’équipe policière à la rivière Eagle. Le sergent d’état-major Hersey, de l’équipe du Royal Canadian Signals, a été atteint par Johnson et est grièvement blessé. Hersey est maintenant hospitalisé à Akalvik. »
Le 18 février 1932, un rapport détaillé de quatre pages était rédigé par le S.D.E.C. à Aklavik. Les déclarations de tous les membres interrogés lors de l’enquête qui a suivi contiennent des détails sur le déroulement des événements entre le 11 et le 17 février 1932.
Le reste du dossier comprend des notes de service de la GRC qui font état de personnes qui auraient vu Albert Johnson et des objets, armes et munitions qui ont été retrouvés sur sa personne. Albert Johnson a tout fait pour éviter d’être capturé. Il était un tireur expert. Il avait une force exceptionnelle qui lui permettait d’escalader de hautes montagnes. Sa véritable identité est toujours inconnue et ses gestes, inexpliqués. Il a tué un membre de la GRC et en a blessé deux autres. Heureusement, le gendarme King de la GRC et le sergent d’état-major Hersey du Royal Canadian Signals se sont tous les deux remis de leurs blessures. À la fin, la violence d’Albert Johnson lui a valu d’être lui-même tué.
Une enquête a été menée … « un homme connu sous le nom d’Albert Johnson a été tué par des balles tirées par une petite troupe de policiers chargés d’arrêter ledit Albert Johnson pour avoir tiré sur le gendarme King et le gendarme Millen de la GRC, selon les renseignements fournis par l’inspecteur A. N. Eames, le sergent d’état-major R. F. Riddell et le gendarme A. W. King.’ Une « autorisation d’inhumer » le corps d’Albert Johnson a été donnée par le Dr J. A. Urquhart le 18 février 1932. Une affaire réglée?
J. J. Healy, Reg.#23685
Dans ce récit, j’ai parlé de plusieurs membres très spéciaux de la GRC et j’ai décrit leur rôle dans l’affaire. Le gendarme Millen a été tué au cours d’une fusillade. Le gendarme King et le sergent d’état-major Hersey ont été grièvement blessés. Le récit que j’ai présenté est court. Il y a de nombreux excellents ouvrages qui ont été écrits sur le sujet et j’en recommande quelques-uns plus bas. L’intrigue de cette histoire nous encourage à en apprendre davantage au sujet des membres de la GRC mêlés à cet événement tragique.
Dans la Partie IV, je parlerai plus longuement d’une personne parmi les membres de la GRC mentionnés dans ce récit. Il a retenu l’attention jusqu’à maintenant pour de très mystérieuses raisons. Le 23 mai 2011, date du 138e anniversaire de la GRC, le nom de cet homme sera révélé, puis le mystère entourant ce personnage s’éclaircira peu à peu.